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Jules Chancel
LES NATURISTES DU MONTE VERITÀ
(Paris 1907)

Des journaux francais et allemands ont signalé la présence, dans les environs de Locarno, sur les bords du lac Majeur, d’une colonie de naturistes, « sorte de secte religieuse dont les membres se promenaient tout nus par la montagne, venaient dans des accoutrements bizarres acheter aux marchés du pays des aliments végétariens, enfin vivaient d’une façon tellement spéciale que la police avait dû s’inquiéter de leurs agissements ».

J’ai voulu me rendre compte de ce qu’il avait d’exact dans ces racontars et, partant de Locarno vers 7 heures, je suis arrivé á 9 heures au Monte-Verita. C’est là, au milieu d’un véritable désert, mais dans un site admirable, que se trouvent disséminées les différentes constructions de ces ermites modernes.

Hâtons-nous de détruire la légende accréditée dans le pays autour des naturistes du Monte-Verita. Ceux-ci ne sont aucunement des énergumènes plus ou moins inspirés des théories de Tolstoï ou de Rousseau. Non: ce sont des artistes, des industriels, des écrivains qui viennent écouter, dans cette thébaïde, « la voix du silence », en vivant dans des conditions d’hygiène spéciale que nous allons exposer brièvement.

Comment on devient naturiste

Le directeur propriétaire de cette colonie sanatorium est un Hollandais : M. Henri Oedenkove. En dépit de ses longs cheveux bouclés retenus par un ruban et de sa tunique blanche, ce directeur n’a rien de mystique ni de pontifiant.

Fils d’un important industriel des Pays Bas, il est âgé de trente-quatre ans. Jusqu’à vingt ans, il vécut de la vie habituelle des citadins, mais dans de mauvaises conditions, car il était malade, aux prises avec les médecins et les remèdes. Résultat : un organisme complètement ruiné. Les médecins envoyèrent le malheureux au sanatorium végétarien de docteur Kühn, à Leipzig. Après un séjour de quelques mois, M. Oedenkove était guéri par la seule observation d’une hygiène naturelle et la suppression de toute médecine.

Mais voici où l’aventure cesse d’être banale : il parait que tout individu qui a été initié aux secrets de l’hygiène naturelle et du végétarianisme subit une sorte d’évolution qui modifie sa manière de concevoir la vie. On en arrive, me dit-on, à ne plus pouvoir se décider à reprendre le fardeau imbécile de toutes nos habitudes citadines dont on a reconnu la fausseté et la malfaisance.

De même que nous considérons les naturistes comme des originaux, de même ceux-ci regardent avec profonde commisération cette humanité soi-disant civilisée qui porte des vêtements ridicules, qui absorbe une nourriture empoisonnant l’organisme, qui vit dans des atmosphères viciées, enfin qui s’adonne à tous les excitants dont l’un appelle l’autre et qui vont du simple cigare à la redoutable morphine.

C’est sous l’influence de ce qu’il appelle sa conversion que M. Oedenkove vint se réfugier dans la solitude du Monte Verita, dans un pays réunissant les conditions nécessaires pour appliquer les théories de la doctrine naturelle.

Il acheta cette montagne isolée, loin de toute ville, où abondent ces trois éléments nécessaires et suffisants: l’air, l’eau, le soleil. Il se fit construire une maison de bois, sorte de cabane assez primitive, et attendit.

Bientôt, d’autres adeptes du naturisme vinrent le visiter et s’installèrent auprès de lui. Les cabanes de bois se multiplièrent; il fallut créer une sorte de pavillon central pour la vie en commun; puis des salles de bain, de douche, des serres pour les bains de lumière, enfin toute une installation, sommaire certes, mais dénotant, de la part de ceux qui la conçurent, la réalisation d’un plan parfaitement raisonné, et bien différent de ce que serait le campement d’une tribu d’illuminés.

Nous trouvons là des échantillons de toutes les nationalités et de toutes les classes sociales : une modiste belge et une doctoresse parisienne, Mme Sosnowska; un industriel de Hambourg, un aide de camp de l’empereur de Russie, le capitaine Swetchine, un négociant américain; le peintre berlinois Fidus; un ancien acteur de la cour de Bavière; des hommes de lettres et un ouvrier typographe.

Les uns vivent là depuis des années, d’autres y viennent faire des séjours, mais tous sont des apôtres de la vérité, qui, pour eux, se résume dans cette formule : Tout par la nature. Rien en dehors de la nature.

Voyons comment cette loi unique est appliquée au Monte-Verita, et comment vivent les naturistes.

La colonie et les colons

Au hasard de la beauté du point de vue, des pavillons de bois rustiques de dimensions différentes sont construits sur tous les points de la montagne. Chaque famille a son pavillon. Les autres pensionnaires habitent seuls ou groupés selon leurs affinités. Chacun vit là comme il l’entend. Malades et bien portants suivent le même traitement basé sur l’air, la lumière et l’alimentation spéciale dont nous parlerons tout à l’heure.

Les pavillons sont confortables, mais sans aucun luxe. Sol en linoleum, grandes baies à coulisse ouvrant sur l’admirable panorama, lits métalliques, eau courante, meubles d’osier. Pour l’hiver, chauffage à la vapeur, mais l’air entrant toujours librement.

Une partie de la propriété est close avec des palissades de planches et c’est là, au milieu des bois, que les naturistes passent en général la matinée, tout nus, occupés soit à prendre le bain de soleil et les bains d’eau courante, soit à cultiver le jardin ou à exercer leurs corps à différents sports.

Les dames qui ont conservé « ce sentiment ridicule qu’on appelle la pudeur » restent vêtues ou bien s’enferment dans un enclos réservé.

A midi et demi, une cloche sonne; on s’habille - très peu – et l’on se rend au pavillon central. Les vêtements se composent, pour les hommes, d’une sorte de tunique très courte en étoffe poreuse, d’un caleçon et de sandales. Les femmes s’enroulent dans des draperies vagues et de formes variées dont les dessins ont été empruntés aux tableaux de Puvis de Chavannes et à ceux de certains peintres japonais.

Bien entendu, pas de corsets, pas de jupons, bras, jambes, et cou découverts. Les cheveux tombent sur les épaules ou sont retenus par un simple ruban.

Encore une fois, le costume, comme le reste, est facultatif, et ceux qui veulent conserver nos modes habituelles ont le droit de le faire ; mais, au bout de quelques semaines de séjour, tout le monde en arrive forcément et logiquement à se vêtir le moins possible. La coquetterie disparaît, la pudeur s’abolit devant « la simplicité pure de la nature bienfaisante ». Comment songerait-on à garder, par exemple, l’infernal corset après avoir considéré la galerie des gravures radiographiques montrant les déformations occasionnées dans l’organisme par cet engin criminel ?

L’alimentation

Au fond de l’immense salle, en bois verni, qui sert de lieu de réunion, la paroi est formée par une série de tiroirs numérotés. Chaque naturiste a son tiroir. Il entre, il consulte le menu dont nous donnons plus loin un spécimen avec les prix fort abordables, et il écrit sur une feuille de papier les mets qu’il désire: Cette feuille est glissée dans une boite et, quelques minutes après, on va ouvrir son tiroir.

Sur un plateau sont disposés les ustensiles et les différentes petites soucoupes en aluminium contenant la bouillie de froment, le pain complet, les fruits qui constituent la nourriture végétarienne. Ah ! dame ! je ne vous affirmerai pas que cette nourriture flatte énormément le palais, mais les initiés vous diront d’abord qu’il ne faut pas exciter l’appétit, car c’est ainsi qu’on arrive à se nourrir trop, ensuite qu’ils trouvent, eux, des jouissances très grandes en dégustant ces mets peu engageants pour les profanes.

D’ailleurs, il ne faut pas croire qu’elle soit simple, cette cuisine végétarienne. On doit la préparer dans des marmites spéciales, aptes à concentrer tous les sels nutritifs des légumes ou des fruits que, dans notre cuisine habituelle, nous laissons perdre par l’évaporation, ou que nous noyons dans l’eau. Les cuisiniers végétariens ne se servent jamais d’eau. C’est l’eau du fruit ou du légume qui doit seule aider à sa cuisson.

Mais voici le repas terminé. Il est court. Les naturistes qui sont allés manger, où bon leur semblait, le contenu de leurs plateaux, les rapportent eux-mêmes dans un bassin d’eau courante où les récipients se nettoient facilement. Et c’est par ce petit détail que nous passons de l’hygiène à la philosophie.

Philosophie naturiste

Il n’y a pas ou presque pas de domestiques au Monte Verita. Chacun se sert soi-même, car le travail est nécessaire à la santé. Les dames font leur chambre, les hommes cultivent le jardin, et M. Swetchine, aide de camp du tsar, fait son lit et nettoie son couvert.

Il est vrai que l’organisation intérieure est conçue en vue de rendre ce service très facile, même pour ceux qui n’en ont pas l’habitude. Les cellules sont pourvues d’eau chaude, d’eau froide et de vidanges automatiques. Nous avons dit le système des tiroirs pour les repas. Tout est simplifié, et cette vie crée, entre tous les colons, une atmosphère d’égalité qui nous rapproche des théories tolstoïennes.

D’ailleurs, le prix du séjour pour ceux qui veulent habiter au Monte Verita est très bon marché. L’entreprise n’a rien de commercial et son directeur cherche seulement à pouvoir augmenter le nombre de ses pavillons.

Un pensionnaire paye, suivant le pavillon qu’il occupe, de 5 francs à 9 francs par jour, tout compris.

5% de réduction après trois mois, 10% après six mois, et ainsi de suite. On fait des prix de famille.

Les pourboires sont strictement interdits.

Pourquoi il faut etre végetarien

Si nous croyons les naturistes, nous sommes tous, nous, qui vivons de vie civilisée, nos propres assassins.

La maladie ne doit pas exister si l’on vit selon la vérité.

Contre la maladie, l’homme a cherché à lutter par la médecine.

C’est une erreur: car la médecine n’a jamais guéri ; elle aide, au contraire, par ses drogues, à la désorganisation de notre corps.

Un des premiers facteurs de notre état maladif habituel, c’est notre alimentation, qui n’est autre chose qu’un empoisonnement lent. Nous mangeons trop en excitant notre appétit par des sauces, des épices, et notre organisme est obligé d’éliminer 60% des aliments que nous ingérons. Il élimine tant qu’il peut par la force de la nature défensive ; mais, un jour, il est fatigué, il n’élimine plus : c’est la maladie, la mort.

D’ailleurs, tout concourt à prouver que nous ne sommes pas faits pour être carnivores : nos canines trop courtes, notre intestin trop long... Pourquoi s’obstiner à .absorber une nourriture qui, forcément, à la longue, si elle ne nous rend pas vraiment malade, nous amène sûrement ce cortège de petites misères que nous arrivons à considérer comme naturelles: le rhumatisme, les migraines, les essoufflements, l’adiposité, l’artério-sclérose, la vieillesse anticipée.


Conclusion

J’ai rapporté fidèlement ce que j’ai vu et ce qui m’a été dit au cours de ma visite au Monte Verita.

Il me reste encore à établir la mentalité des naturistes avec lesquels il m’a été donné de causer.

Ces gens sont évidemment différents de ceux que l’on rencontre dans la vie ordinaire. Il se dégage d’eux quelque chose de cette douceur et de cette foi mystiques que l’on trouve dans les couvents. Et cependant, je le répète, aucune idée de religion ou de secte n’existe dans leur réunion. Ce sont simplement des hygiénistes qui se défendent, même d’être des philosophes.

Ils ne vivent pas cependant pour la matière seule. On cultive les arts dans la colonie. Il y a une exposition de peinture dans le pavillon central, et, dans la salle de musique, on déchiffre les dernières partitions que le courrier a apportées l’après-midi sur son âne.

Ainsi la journée s’était écoulée, rapide, en compagnie de ces gens doux, bienveillants, à l’âme septentrionale, très différente de nos esprits latins.

Au moment, où, prenant congé de M. Oedenkove, je lui serrai la main pour me replonger dans l’infâme civilisation, il me montra un bébé de cinq ou six mois qui s’ébattait, tout nu, sur la pelouse où il se roulait, riant et heureux, depuis le matin.

Regardez ce bébé, me dit le directeur, sa mère l’avait déposé à l’ombre de ce tulipier parce qu’il y a une heure le soleil dardait, mais la brise du lac s’est levée, le temps fraîchit et voici l’enfant qui, tout seul, se traîne à quatre pattes vers le soleil pour se réchauffer... Il a six mois, la nature le guide, la nature toujours !

Sur ces paroles, je descendis la montagne en admirant la silhouette biblique du naturiste penché, rêveur, vers l’enfant nu qui riait au soleil.

Jules Chancel dans: L’Illustration No. 3361 du 27. Juillet 1907

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