CAIRN.INFO

Ecologie & politique
1/2003 (N°27), p. 235-244.


L’esprit d’Ascona.

Précurseur d’un écologisme spirituel et pacifiste

Paul Gimeno


Résumé (extraits)      --> texte complet en bas

L’historien et philologue Martin Green a insisté à plusieurs reprises, dans son étude sur les origines intellectuelles de la contre-culture, sur la filiation du mouvement pacifiste et de contre-culture des années 1960 avec l’anti-modernisme autrichien d’Otto Gross, de Gusto Gräser et de Rudolf Laban qui s’étaient regroupés entre 1900 et 1920 dans la petite localité suisse-romane d’Ascona[1]

Ils tentèrent d’y appliquer un mode de vie inspiré par leur rejet commun de la civilisation moderne centrée sur la raison scientifique et la technologie industrielle. Selon Green, les asconiens avaient particulièrement apprécié la publication de l’essai Der Mensch und das Leben[2] de Ludwig Klages, ouvrage dans lequel ce dernier exalte l’élan vital de la jeunesse, de la nature, des petites communautés et de la danse, contre l’oppression des villes, du scientisme, de la complexification de la vie moderne et de sa cage de fer bureaucratique.


Ce n’est donc pas un hasard si Martin Green prétendra qu’il s’agirait là « d’un des plus brillants essais sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie. » Mais alors qu’il avoue la convergence de ces idées avec celles des Grünen et du parti nazi, il s’empresse, à l’opposé de Robert Pfaltzgraff et ses collaborateurs, d’Anna Bramwell et de Luc Ferry[3] d’insister sur les divergences qui séparent ces précurseurs asconiens de la contestation contre-culturelle d’inspiration nazie. Tout au long de son livre, Martin Green aura tenté de faire sympathiser son lecteur avec ce qu’il appelle l’esprit d’Ascona, sans pourtant faire de concessions sur ses convergences avec l’idéologie nazie : croyance en l’avènement d’un homme nouveau vivant en harmonie avec la nature, culte païen du corps, renouveau spirituel contre l’intellectualisme libéral et l’individualisme possessif dégénératifs.


Il y a là rien de moins que ce que tout lecteur aura pu déjà trouver dans les œuvres d’un Gottfried Benn ou d’un Paul de Lagarde par exemple, ou encore dans le journal nazi le Völkischer Beobachter. Seulement si le premier aura adhéré au parti nazi alors que le second en aura été l’un des sinistres héros, aucun des membres d’Ascona n’aura, à la connaissance de l’auteur, adhéré au parti nazi. La vie à Ascona était faite d’une convivialité pacifique et créatrice.

Les précurseurs d’Ascona

Otto Gross, Arthur dit « Gusto » Gräser et Rudolf Laban sont les trois précurseurs de la critique du scientisme matérialiste et de l’industrialisme qui aura conduit à l’établissement du centre communautaire installé à Ascona, sur une colline dominant le lac Majeur. Gross, né à Graz en 1877, féministe convaincu, s’était particulièrement attaché à la libération de la sexualité, guidé par un penchant pour le polymorphisme pervers qui lui valut quelques scandales ainsi que le surnom de « créateur de la psychanalyse » attribué par Guillaume Apollinaire dans une colonne de son journal, Vie Anecdotique (16 janvier 1914).

Gusto Gräser, né à Kronstad en 1879, par son goût prononcé pour le pacifisme actif, moins prosélyte que celui de Gandhi qui n’ignorait pas l’existence de Gräser, son penchant pour la simplicité et le respect de la nature — cheveux longs, sandales aux pieds —, préfigurait par contre le mouvement écologiste profond. À l’occasion de la Gräser Fiesta en 1978 des centaines de jeunes écologistes et pacifistes formaient une ronde dansante autour du Weltenbaum de Gräser — les Grünen présentaient leur première liste électorale en 1977 et remportaient 2 167 000 voix en 1983. …

      Convergences et divergences



Martin Green souligne avec la plus grande pertinence que la culture du mouvement corporel promue par Laban, mais aussi par le publiciste Eugen Diederichs, fondateur du journal Die Tat, et par la chorégraphe Mary Wigman, se mettait au service d’une libération spirituelle au sein d’une vie communautaire inspirée de l’anarchisme collectif de Bakounine[4] et de Kropotkine, et non pas au service d’une violence physique et antisémite. Si le dégoût pour l’asphalte symbolisant la modernité industrielle et libérale pouvait rassembler l’esprit asconien et l’idéologie nazie[5], seule cette dernière devait dérouler des tapis de béton devant ses chevaux mécaniques de la mort. À l’amalgame promu par certains, dont ceux que nous avons cités, nous pourrions répondre avec Martin Green que si la connexion entre l’esprit écologiste, qui se confond pour une part avec la vulgate asconienne, et l’idéologie nazie est substantielle, la distinction ne l’est pas moins[6]

Les arbres, les fleurs et les sandales, symboles de la contre-culture pour Gräser et l’écologisme de type rédempteur ; les chars, les V1 et les camps de la mort pour la contre-culture nazie. L’anarchisme collectif, le pacifisme, le féminisme, le végétarisme, le surréalisme, la danse moderne, la liberté sexuelle et l’éducation anti-autoritaire pour les asconiens ; le national-socialisme, le militarisme, le dédain pour le surréalisme et la danse moderne pour l’idéologie nazie[7] Faut-il encore insister sur la malhonnêteté du procédé qui consiste à insister sur les convergences et à gommer les divergences ? Ce sont par ailleurs ces divergences qui poussent l’auteur du livre sur la contre-culture à Ascona à mettre en exergue la filiation de l’esprit asconien non plus avec le nazisme, cette fois, mais avec le gandhisme ; filiation qui de l’avis de l’auteur semble bien tout aussi orthodoxe du point de vue de l’histoire des idées : « Gandhi lisait les mêmes livres que les pionniers du Monte Verita [Green pense surtout à Henry David Thoreau et à Léon Tolstoï], était inspiré par les mêmes héros, formulait des idées identiques à un même moment historique. [… et] était convaincu par les mêmes arguments qui avaient converti Ida Hofmann et Henri Oedenkoven au végétarisme[8]

C’est principalement Gusto Gräser qui selon Green représenta le penchant gandhien le plus prononcé parmi les asconiens, et ce en raison de son pacifisme radical et de son attachement à l’action non violente qui accompagnait le végétarisme que tous partageaient.

À l’instar de Gandhi, Gräser fut régulièrement emprisonné pour refus de service militaire ou civil, et affichait par ailleurs un même respect que Gandhi pour ses geôliers. Nous sommes donc également bien loin de l’exaltation fasciste de la force vitale au service d’une violence machiste et technophile qui, à la même époque, impliquait autrement les futuristes dans la propagation de l’idéologie fasciste[9]  

 
      La compagnie des loups

Aujourd’hui, les choses ont changé pour les « verts » de tous bords qui, en Allemagne, en France ou en Belgique, par exemple, sont passés d’un romantisme anticapitaliste à un pragmatisme conciliateur. Les sandales et les pantalons de velours à la Gusto Gräser mis au placard, ils étudient leurs dossiers en costume-cravate à la Joschka Fischer. Mais s’il n’en tenait qu’à cela ! Voulant faire le jeu d’un contre-pouvoir, au sein même du pouvoir, c’est leur identité politique qu’ils mettent sur la sellette, comme la participation du parti « vert » flamand, Agalev, à la décision de livrer des armes au Népal l’aura récemment montré ; participation qui aura, par ailleurs, coûté sa place de ministre fédérale de la santé publique, sur sa propre décision, à madame Magda Alvoet qui avait donné son aval. S’il est vrai que nous ne pouvons pas attendre grand chose, au point de vue des changements structurels qu’un véritable développement écologiquement et socialement durable nécessite, de la part de ceux qui choisissent la voie de l’isolement romantique, mais ô combien authentique, les partis « verts » au pouvoir devront néanmoins prendre garde à ne pas d’autant mieux atteindre leurs buts, qu’ils auront entre-temps redéfini ces buts, et du même coup perdu leur authenticité. Quoi qu’il en soit, s’il s’avérait que certains d’entre eux trahissent l’idéal de majorité des Lumières, ce ne sera pas parce que l’écologisme serait essentiellement conservateur et réactionnaire, comme certains voudraient bien le faire croire, mais parce que ceux-là et seulement ceux-là auront, et pour leur propre compte, abandonné cet idéal. Dans la compagnie des loups politiciens, qui ne savent pour la plupart plus trop bien ce qu’ils défendent, sinon leur position au pouvoir, les membres des « verts » au pouvoir devront relever ce défi qui consiste à conserver ces allures de bergers des Lumières, que nous leur connaissions. Sachons leur gré de bien vouloir relever ce défi, et restons vigilants. Comme le soutenait déjà le philosophe Emmanuel Kant, la délégation du pouvoir n’est pas synonyme de son abandon. Elle s’accompagne d’un devoir de vigilance envers ceux qui l’exercent.

Texte complet:

L'historien et philologue Martin Green a insisté à plusieurs reprises, dans son étude sur les origines intellectuelles de la contre-culture, sur la filiation du mouvement pacifiste et de contre-culture des années 1960 avec l'anti-modernisme autrichien d'Otto Gross, de Gusto Gräser et de Rudolf Laban qui s'étaient regroupés entre 1900 et 1920 dans la petite localité suisse-romane d'Ascona1. Ils tentèrent d'y appliquer un mode de vie inspiré par leur rejet commun de la civilisation moderne centrée sur la raison scientifique et la technologie industrielle. Selon Green, les asconiens avaient particulièrement apprécié la publication de l'essai Der Mensch und das Leben2 de Ludwig Klages, ouvrage dans lequel ce dernier exalte l'élan vital de la jeunesse, de la nature, des petites communautés et de la danse, contre l'oppression des villes, du scientisme, de la complexification de la vie moderne et de sa cage de fer bureaucratique.

Ce n'est donc pas un hasard si Martin Green prétendra qu'il s'agirait là « d'un des plus brillants essais sur ce qu'on appelle aujourd'hui l'écologie. » Mais alors qu'il avoue la convergence de ces idées avec celles des Grünen et du parti nazi, il s'empresse, à l'opposé de Robert Pfaltzgraff et ses collaborateurs, d'Anna Bramwell et de Luc Ferry3, d'insister sur les divergences qui séparent ces précurseurs asconiens de la contestation contre-culturelle d'inspiration nazie. Tout au long de son livre, Martin Green aura tenté de faire sympathiser son lecteur avec ce qu'il appelle l'esprit d'Ascona, sans pourtant faire de concessions sur ses convergences avec l'idéologie nazie : croyance en l'avènement d'un homme nouveau vivant en harmonie avec la nature, culte païen du corps, renouveau spirituel contre l'intellectualisme libéral et l'individualisme possessif dégénératifs.
Il y a là rien de moins que ce que tout lecteur aura pu déjà trouver dans les œuvres d'un Gottfried Benn ou d'un Paul de Lagarde par exemple, ou encore dans le journal nazi le Völkischer Beobachter. Seulement si le premier aura adhéré au parti nazi alors que le second en aura été l'un des sinistres héros, aucun des membres d'Ascona n'aura, à la connaissance de l'auteur, adhéré au parti nazi. La vie à Ascona était faite d'une convivialité pacifique et créatrice.

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Les précurseurs d'Ascona

Otto Gross, Arthur dit « Gusto » Gräser et Rudolf Laban sont les trois précurseurs de la critique du scientisme matérialiste et de l'industrialisme qui aura conduit à l'établissement du centre communautaire installé à Ascona, sur une colline dominant le lac Majeur. Gross, né à Graz en 1877, féministe convaincu, s'était particulièrement attaché à la libération de la sexualité, guidé par un penchant pour le polymorphisme pervers qui lui valut quelques scandales ainsi que le surnom de « créateur de la psychanalyse » attribué par Guillaume Apollinaire dans une colonne de son journal, Vie Anecdotique (16 janvier 1914).

Gusto Gräser, né à Kronstad en 1879, par son goût prononcé pour le pacifisme actif, moins prosélyte que celui de Gandhi qui n'ignorait pas l'existence de Gräser, son penchant pour la simplicité et le respect de la nature — cheveux longs, sandales aux pieds —, préfigurait par contre le mouvement écologiste profond. À l'occasion de la Gräser Fiesta en 1978 des centaines de jeunes écologistes et pacifistes formaient une ronde dansante autour du Weltenbaum de Gräser — les Grünen présentaient leur première liste électorale en 1977 et remportaient 2 167 000 voix en 1983.

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Les visiteurs d'Ascona

Quant à Rudolf Laban, également né à Kronstad en 1879, surtout versé dans l'esthétique du mouvement corporel, il contribua à fonder la Danse Moderne avec Mary Wigman, très fidèle visiteuse d'Ascona, et Isadora Duncan. C'est à l'initiative du belge Henri Oedenkoven, végétarien et fils d'un riche industriel anversois, accompagné de la jeune musicienne féministe monténégrine, Ida Hofmann, qu'un centre de cure fut construit sur une colline d'Ascona. Centre que les jeunes adeptes du pacifisme, du végétarisme et de la vie communautaire baptisèrent du nom de Monte Verita ou Der Berg der Wahrheit, d'où bien entendu le titre du livre révélateur de Martin Green, The Moutain of Truth. Bien que Gräser, par exemple, se soit opposé à cette ingérence du « capitalisme exploitant », l'existence du centre de cure autorisa le passage de visiteurs célèbres comme Kropotkine qui, alors en exil en Angleterre pour ses activités politiques, y passa tous les étés entre 1908 et 1913. Max Weber y séjourna en 1914, et en 1933 les rencontres Eranos y prirent place avec la participation des plus grands spécialistes des religions tels que Martin Buber, Gershem Scholem, Karl Kerenyi, Mircea Eliade et Louis Massignon.

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Convergences et divergences

Martin Green souligne avec la plus grande pertinence que la culture du mouvement corporel promue par Laban, mais aussi par le publiciste Eugen Diederichs, fondateur du journal Die Tat, et par la chorégraphe Mary Wigman, se mettait au service d'une libération spirituelle au sein d'une vie communautaire inspirée de l'anarchisme collectif de Bakounine4 et de Kropotkine, et non pas au service d'une violence physique et antisémite. Si le dégoût pour l'asphalte symbolisant la modernité industrielle et libérale pouvait rassembler l'esprit asconien et l'idéologie nazie5, seule cette dernière devait dérouler des tapis de béton devant ses chevaux mécaniques de la mort. À l'amalgame promu par certains, dont ceux que nous avons cités, nous pourrions répondre avec Martin Green que si la connexion entre l'esprit écologiste, qui se confond pour une part avec la vulgate asconienne, et l'idéologie nazie est substantielle, la distinction ne l'est pas moins6. Les arbres, les fleurs et les sandales, symboles de la contre-culture pour Gräser et l'écologisme de type rédempteur ; les chars, les V1 et les camps de la mort pour la contre-culture nazie. L'anarchisme collectif, le pacifisme, le féminisme, le végétarisme, le surréalisme, la danse moderne, la liberté sexuelle et l'éducation anti-autoritaire pour les asconiens ; le national-socialisme, le militarisme, le dédain pour le surréalisme et la danse moderne pour l'idéologie nazie7. Faut-il encore insister sur la malhonnêteté du procédé qui consiste à insister sur les convergences et à gommer les divergences ? Ce sont par ailleurs ces divergences qui poussent l'auteur du livre sur la contre-culture à Ascona à mettre en exergue la filiation de l'esprit asconien non plus avec le nazisme, cette fois, mais avec le gandhisme ; filiation qui de l'avis de l'auteur semble bien tout aussi orthodoxe du point de vue de l'histoire des idées : « Gandhi lisait les mêmes livres que les pionniers du Monte Verita [Green pense surtout à Henry David Thoreau et à Léon Tolstoï], était inspiré par les mêmes héros, formulait des idées identiques à un même moment historique. [… et] était convaincu par les mêmes arguments qui avaient converti Ida Hofmann et Henri Oedenkoven au végétarisme8 »

C'est principalement Gusto Gräser qui selon Green représenta le penchant gandhien le plus prononcé parmi les asconiens, et ce en raison de son pacifisme radical et de son attachement à l'action non violente qui accompagnait le végétarisme que tous partageaient.

À l'instar de Gandhi, Gräser fut régulièrement emprisonné pour refus de service militaire ou civil, et affichait par ailleurs un même respect que Gandhi pour ses geôliers. Nous sommes donc également bien loin de l'exaltation fasciste de la force vitale au service d'une violence machiste et technophile qui, à la même époque, impliquait autrement les futuristes dans la propagation de l'idéologie fasciste9.

La nostalgie de Musil pour la petite communauté, la Gemeinschaft idéalisée, qu'il manifeste a contrario en peignant dans L'homme sans qualités un personnage enclin à la modernité, Ulrich, n'a jamais fait de Musil un antisémite ou un fasciste10. Le fait qu'à l'instar des asconiens Martin Buber et Gustav Landauer aient perçu dans la volonté de puissance nietzschéenne un slogan pour la protestation individuelle, contre la mécanisation et le scientisme, ne fait d'eux ni des nietzschéens de droite ni des fascistes11. Par ailleurs, comme l'ont montré les études détaillées sur l'Allemagne de Weimar12, la critique de l'industrialisation, de l'idéologie du marché et de la technique déshumanisantes, étaient communes aux intellectuels — nietzschéens — de gauche et aux néoconservateurs de l'interbellum, théoriciens de la « révolution conservatrice » selon l'expression d'Armin Mohler13. Mais de l'existence d'un ennemi commun, le capitalisme libéral, l'identité des protagonistes de sa critique ne s'ensuit pas. Anna Bramwell, qui dans un chapitre assez étourdissant, intitulé Le frémissement des forêts14, mélange pêle-mêle l'écologie, Klages, les asconiens, Evola, Heidegger, Jünger, Tolstoï, Gandhi, Stefan George, Steiner, Spengler, Thomas Mann et Musil, le savait pertinemment, puisqu'elle termine de façon tout de même assez laconique en soulignant — en deux lignes — que les néo-conservateurs n'avaient pas eu, en effet, le privilège d'un sentiment d'égarement face à la montée du capitalisme libéral. Si l'aspiration à une communauté Volkisch pouvait être commune à de nombreux intellectuels accablés par le désenchantement de la vie moderne, il reste que le principe d'une telle communauté restait conçu pour certains, dont les asconiens, sous le signe pacifique d'un ressourcement féminisant, alors que les idéologues de la réaction moderniste et du nazisme, dont Ernst Jünger fut l'un des représentants les plus éminents, la concevaient plutôt sous le mode violent d'une régénération virile. Anna Bramwell, qui cite Jünger à plusieurs reprises15, n'ignorait pas ces divergences, qu'elle ne mentionne pourtant pas. Dans son très intéressant chapitre sur la célébration de la guerre chez Ernst Jünger, Jeffrey Herf insiste sur le fait que selon Jünger « la Gemeinschaft masculine représentait la seule alternative existante pour une époque dégénérée et efféminée16. » C'est dans la violence et dans le sacrifice guerrier, que Jünger concevait la « réalisation de soi »17, et non pas dans l'identification à une Nature pensée sous le principe du féminin, comme ce fut pourtant le cas chez les asconiens qu'elle cite. Et Bramwell de souligner que l'identification de la sensibilité écologiste — qu'elle associe souvenons-nous aux asconiens — au matriarcat est devenu suffisamment commune pour « ne pas exiger plus de commentaire (sic) ». Pourtant le polymorphisme pervers d'un Otto Gross, dont nous parle Green, ainsi que les figures corporelles féminisantes et gracieuses de la danse libre selon Laban, qui auront séduit autant Wigman que Duncan, sont difficilement assimilables à cette projection par l'inconscient fasciste sur le prolétariat comme sur le juif d'une féminité et d'une tendresse que le fasciste, selon Klaus Theweleit, refusait de reconnaître en lui-même18.

Dans deux ouvrages érudits, et à chaque fois soutenus par l'ambition de retenir les divergences malgré des convergences dans des domaines aussi nébuleux de l'histoire des idées que le romantisme et l'utopie, Michael Löwy et Robert Sayre19, ont insisté sur la nécessité de séparer les vues politiques différentes attachées à cette époque au « romantisme anticapitaliste20 » que Löwy définit comme suit : « Le romantisme anticapitaliste — qui ne saurait être confondu avec le romantisme comme style littéraire — est une vision du monde caractérisée par une critique plus ou moins radicale de la civilisation industrielle/bourgeoise au nom de valeurs sociales, culturelles, éthiques ou religieuses précapitalistes. […] Un des thèmes essentiels de cette critique, qui revient comme une obsession chez des écrivains, des poètes, des philosophes et des historiens, est l'opposition entre Kultur, un univers spirituel de valeurs éthiques, religieuses et esthétiques, et Zivilisation, le monde du progrès économique et technique, matérialiste et vulgaire21. »Nous reconnaissons là ce que Martin Green avait appelé l'esprit d'Ascona, et ce qu'Anna Bramwell voulait discréditer en même temps que l'écologisme qu'elle y associe. À l'opposé du procédé utilisé par Bramwell, Löwy part d'affinités convergentes pour affirmer d'autant plus fortement les divergences : « La vision du monde anticapitaliste romantique est présente dans une étonnante variété d'œuvres culturelles ou mouvements sociaux de cette époque : les romans de Thomas Mann et Theodor Storm, les poèmes de Stefan George et de Richard Beer-Hoffmann, la sociologie de Tönnies, Simmel ou Mannheim, l'école historique de l'économie, le Kathedersozialismus (Gustav Schmoller, Aldoph Wagner, Lujo Brentano), la philosophie de Heidegger et de Spengler, le Mouvement de la Jeunesse et les Wandervogel, le symbolisme et l'expressionnisme. Unifiée dans son refus du capitalisme au nom d'une certaine nostalgie du passé, cette configuration culturelle est totalement hétérogène du point de vue politique : aussi bien des idéologues de la réaction (Moeller Van der Bruck, Julius Langbehn, Ludwig Klages) que des utopistes révolutionnaires (Bloch, Landauer) peuvent être considérés comme romantiques anticapitalistes.22 »

S'il est vrai que cet esprit anticapitaliste romantique était une source d'inspiration commune à la droite conservatrice, fasciste ou non (Benn, Klages, Jünger), et à la gauche anarchiste, révolutionnaire ou non (Bakounine, Kropotkine, Landauer), alors il devient tout à fait spécieux de prétendre que cet anticapitalisme romantique, dont Bramwell reconnaît la présence dans l'écologisme contemporain, serait bizarrement passé de la droite conservatrice de l'interbellum à la gauche écologiste actuelle. Prétention tout à fait spécieuse, en effet, puisqu'en scotomisant le moment anticapitaliste romantique et anarchiste de gauche, contemporain à l'anticapitalisme de droite, Bramwell rattache les sources de l'écologisme anticapitaliste et romantique au seul anticapitalisme romantique de droite, dont on sait qu'il représenta l'humus intellectuel de l'idéologie nazie.

Le procédé est on ne peut plus condamnable qui prétend faire la démonstration, réitérée par Luc Ferry cinq ans plus tard, que l'écologisme est l'ennemi des Lumières. Or, en discréditant la critique des effets pervers de la modernité, sous prétexte qu'elle a connu et connaît encore une variante réactionnaire et fasciste, il se pourrait que ces auteurs rendent le plus mauvais service à l'idéal de majorité que les Lumières précisément envisageaient pour l'humanité. Comme l'indiquait très justement l'écrivaine est-allemande Christa Wolf dans Kassandra, à qui Martha Nussbaum ne donnerait sans doute pas tort encore aujourd'hui23 : « Transis de désenchantement et pétrifiés, nous voici face à face avec les rêves objectivés de cette pensée instrumentale qui continue à se réclamer de la raison mais qui, depuis longtemps déjà, s'est détachée du postulat émancipateur formulé par les penseurs des Lumières qui envisageaient un état de majorité pour l'humanité. À son entrée dans l'ère industrielle, cette pensée s'est changée en pur délire utilitaire.24 »
Vouloir reconnaître les effets non-voulus et contradictoires de la modernité, comme l'entend l'écologisme, et ne pas vouloir se faire piéger par une idéologie du progrès qui se retournerait alors en une nouvelle version de la fatalité antique ou de la damnation chrétienne, est sans doute le meilleur moyen d'achever ce projet dans lequel les Lumières s'étaient engagées. Michael Löwy et Robert Sayre, qui soulignent, comme nous l'avons vu, la filiation de l'écologisme à l'anticapitalisme romantique, insistent sur le rôle émancipateur qu'il aura pu jouer. Le romantisme politique anticapitaliste a en effet révélé sa lucidité face à la cécité des idéologies du progrès : « Les critiques romantiques [..] ont vu [disent-ils] ce qui était en dehors du champ de visibilité de la vision libérale individualiste du monde : la réification, la quantification, la perte des valeurs humaines et culturelles qualitatives, la solitude des individus, le déracinement, l'aliénation par la marchandise, la dynamique incontrôlable du machinisme et de la technologie, la temporalité réduite à l'instantané, la dégradation de la nature. En un mot, ils ont décrit la facies hyppocratica de la civilisation moderne25. »
Aujourd'hui, ils attribuent ce rôle de Cassandre à l'écologisme : « Ce rôle de Cassandre est maintenant celui des écologistes. S'il y a quelques années encore le “bon sens” progressiste et le consensus modernisateur croyaient pouvoir réfuter sans peine leurs pronostics alarmants, en les traitants de “romantiques incurables” ou “d'esprits rétrogrades” — dont le programme nous ferait revenir “à l'âge des cavernes” —, tel n'est plus le cas aujourd'hui : même si très peu de mesures concrètes sont prises pour protéger réellement l'environnement, il n'est plus possible, pour les pouvoirs en place, d'ignorer ces avertissements26. » Mais ils s'empressent également d'en révéler le caractère fructueux face à un anticapitalisme non romantique qui aura poussé une même logique industrielle à l'extrême : « La perspective romantique pourrait jouer un rôle particulièrement fructueux dans le contexte actuel, caractérisé par l'effondrement du “socialisme réellement existant”. Car, historiquement impulsé en grande mesure par un anticapitalisme de type non romantique, qui méconnaissait le caractère de civilisation globale du capitalisme, ce système se donnait pour but de dépasser le capitalisme en poussant plus loin la modernité plutôt que de mettre sa logique même en question. Il était donc condamné à reproduire, parfois en les aggravant, les tares les plus élémentaires du capitalisme27. »
Face aux ravages à la fois écologiques et sociaux que ce « socialisme réellement existant » aura perpétrés28, mais face également à la tentation d'aborder les problèmes d'environnements par un seul traitement scientifique et technique, nous ne pouvons que leur donner raison. Au même titre que le traitement d'un cancer des poumons ou de la gorge ne représente en aucun cas une solution réelle au tabagisme, puisqu'il n'intervient que sur les conséquences de ce dernier, le traitement scientifique et technique des problèmes d'environnement, bien que louable, ne représente en aucun cas une alternative réelle à un mode de production et de consommation, que nous n'arrivons pas véritablement à remettre en question, et dont il assure bien malheureusement la pérennité.

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La compagnie des loups        

Aujourd'hui, les choses ont changé pour les « verts » de tous bords qui, en Allemagne, en France ou en Belgique, par exemple, sont passés d'un romantisme anticapitaliste à un pragmatisme conciliateur. Les sandales et les pantalons de velours à la Gusto Gräser mis au placard, ils étudient leurs dossiers en costume-cravate à la Joschka Fischer. Mais s'il n'en tenait qu'à cela ! Voulant faire le jeu d'un contre-pouvoir, au sein même du pouvoir, c'est leur identité politique qu'ils mettent sur la sellette, comme la participation du parti « vert » flamand, Agalev, à la décision de livrer des armes au Népal l'aura récemment montré ; participation qui aura, par ailleurs, coûté sa place de ministre fédérale de la santé publique, sur sa propre décision, à madame Magda Alvoet qui avait donné son aval. S'il est vrai que nous ne pouvons pas attendre grand chose, au point de vue des changements structurels qu'un véritable développement écologiquement et socialement durable nécessite, de la part de ceux qui choisissent la voie de l'isolement romantique, mais ô combien authentique, les partis « verts » au pouvoir devront néanmoins prendre garde à ne pas d'autant mieux atteindre leurs buts, qu'ils auront entre-temps redéfini ces buts, et du même coup perdu leur authenticité. Quoi qu'il en soit, s'il s'avérait que certains d'entre eux trahissent l'idéal de majorité des Lumières, ce ne sera pas parce que l'écologisme serait essentiellement conservateur et réactionnaire, comme certains voudraient bien le faire croire, mais parce que ceux-là et seulement ceux-là auront, et pour leur propre compte, abandonné cet idéal. Dans la compagnie des loups politiciens, qui ne savent pour la plupart plus trop bien ce qu'ils défendent, sinon leur position au pouvoir, les membres des « verts » au pouvoir devront relever ce défi qui consiste à conserver ces allures de bergers des Lumières, que nous leur connaissions. Sachons leur gré de bien vouloir relever ce défi, et restons vigilants. Comme le soutenait déjà le philosophe Emmanuel Kant, la délégation du pouvoir n'est pas synonyme de son abandon. Elle s'accompagne d'un devoir de vigilance envers ceux qui l'exercent.


Paul Gimeno

Paul Gimeno est docteur en philosophie et enseignant des universités. Il enseigne la philosophie ainsi que l’éthique environnementale à l’université de Gand (Belgique). Il est entre autres l’auteur de nombreux articles sur l’écologisme, dans la revue Critique (Paris), ainsi que dans la revue Oikos de langue flamande (Bruxelles), revue sœur d’Écologie & politique


Notes                                     Haut de page

[ 1] Martin Green, Montain of Truth. The Counterculture Begins: Ascona 1900-1920, Univ. Press of New England, Hanovre, Londres, 1986.

[ 2] Publié ultérieurement dans le volume Mensch und Erde (1929), réédité en 1956 par Kröner, Stuttgart.

[ 3] Consulter respectivement, R. Pfaltzgraff et al., The Greens of West-Germany, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1983 ; A. Bramwell, Ecology in the Twentieth Century. A History, Yale Univ. Press, New Haven, Londres, 1987 ; L. Ferry, Le nouvel ordre écologique. Grasset, Paris, 1992.

[ 4] Notons que Bakounine s’était installé en 1869 à quelques kilomètres d’Ascona.

[ 5] Il s’agit là, comme le rapporte Green, de thèmes communs au journal Die Tat et au journal nazi Volkischer Beobachter, sans que Die Tat ne se fut jamais, selon l’auteur, abandonné à l’antisémitisme ou même à la critique vulgaire de l’art contemporain (M. Green, op. cit., p. 241).

[ 6] Il est assez malhonnête de la part d’Anna Bramwell de mentionner à cet égard (p. 178) le fait que « l’essai de Klages Der Mensch und das Leben ait été décrit [par un commentateur] comme un brillant essai sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie », sans mentionner le refus motivé par ce même commentateur — Green en l’occurrence — d’amalgamer l’esprit asconien, écologiste profond avant la lettre, avec l’idéologie nazie (M. Green, op. cit., p. 239-256).

[ 7] Dès leur installation au pouvoir en 1933, les nazis imposèrent l’exil à la compagnie de danse de Kurt Jooss alors très inspiré par les travaux des asconiens Laban et Wigman (ibid., p. 242).

[ 8] Ibid., p. 245.

[ 9] Sur ce point, on pourra consulter le recueil de documents publié par Giovanni Lisa, Marinetti et le futurisme, L’Âge d’homme, Lausanne, 1977.

[ 10] Lire W. Johnston, L’esprit viennois. Une histoire intellectuelle et sociale 1848-1938, PUF, Paris, 1985.

[ 11] Voir surtout J. Herf, Reactionary modernism technology, culture, and politics in Weimar and the Third Reich, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1984.

[ 12] Consulter également G. Raulet (dir.), Weimar ou l’explosion de la modernité, Éditions Anthropos, Paris, 1984 et L. Dupeux (dir.), La « révolution conservatrice » dans l’Allemagne de Weimar, Kimé, Paris, 1992.

[ 13] Il s’agissait du titre de la thèse de doctorat défendue par l’auteur en 1949 à Bâle.

[ 14] A. Bramwell, op. cit., p. 177-194.

[ 15] Ibid., p. 9, 54, 163 et 177.

[ 16] J. Herf, op. cit. p. 76.

[ 17] À ce propos, voir surtout E. Jünger, Kampf als inneres Erlebnis, Berlin, 1922, repris dans l’édition des œuvres complètes, Ernst Jünger, Werke, 10 vol., Klett, Stuttgart, 1960.

[ 18] Nous suivons ici la thèse psychanalytique de Klaus Theweleit dans Männerphantasien, 2 vol. Frankfurt, 1978, repris par Polity Press, Male Fantasies, Londres, 1987. Thèse qu’il partage entre autres avec la psychanalyste féministe Nancy Chodorow (The Reproduction of Mothering, Univ. of Carolina Press, Berkeley, 1978).

[ 19] M. Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme en Europe centrale, PUF, Paris, 1988, et M. Löwy et R. Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, Paris, 1992.

[ 20] Selon Michael Löwy le terme serait de György Lukács (M. Löwy, op. cit., p. 33).

[ 21] Ibid., p. 39-40.

[ 22] Ibid., p. 40. Notons que Martin Green insiste à plusieurs reprises sur l’influence de la pensée de l’anarchiste révolutionnaire Gustav Landauer sur les précurseurs d’Ascona, qui reconnaissaient en lui le principe d’une action politique qui leur manquait et qui regrettaient qu’il n’ait jamais eu l’occasion, à l’opposé de Kropotkine, de visiter le Monte Verita (M. Green, op. cit., p. 68, 126, 147, 150, 153, 165, 166 et 173).

[ 23] Voir respectivement Kassandra. Erzälhung, Luchterhand, Darmstad-Nieuwied, 1983 ; Poetic Justice, Beacon Press, Boston, 1995.

[ 24] C. Wolf, 1983, op. cit., p. 320.

[ 25] M. Löwy et R. Sayre op. cit., p. 228.

[ 26] Ibid., p. 299.

[ 27] Ibid.

[ 28] Consulter B. Komarov, Le rouge et le vert. La destruction de la nature en URSS, Seuil, Paris, 1981, ainsi que A. Tickle et I. Welsh, Environment and Society in Eastern Europe, Logman, Edinburgh, 1998.

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